Réflexions sur l’impression à la demande et l’édition libre

Suite à un post Mastodon de Gee sur les frais de port de Lulu et après la découverte de son fil épinglé sur son profil concernant sa décision de mettre ses livres sur Amazon, je me suis beaucoup interrogé. Ca va faire 8 ans que je suis éditeur et avant cela, je bénéficiais d’une certaine expérience en micro-édition dans le jeu de rôle. Je me suis dit que je pourrais expliquer mon point de vue concernant le modèle « impression à la demande ». Je pense que c’est une arnaque qui n’est ni viable, ni favorable à aucun acteur du livre. Je m’explique.

Ma vision des choses

Tout d’abord, cet article n’a pas pour but de remettre en question les choix éditoriaux de nombreux auteurs ou éditeurs indépendants qui optent pour les plateformes d’impression à la demande. Chacun fait les choix selon ses moyens et ses objectifs. Il faut plutôt considérer cet article comme une participation à la réflexion générale sur l’édition libre. Il en dit plus sur moi que sur les autres.

Je vais prendre pour exemple le roman Working Class Heroic Fantasy de Gee (WCHF) parce qu’il ressemble beaucoup aux ouvrages de PVH éditions. Je suis en train de le lire (même si je n’en ai pas encore terminé la lecture, je vous le recommande chaudement. J’aimerais bien recevoir des manuscrits qui allient qualité d’écriture et originalité.) et j’ai toutes les caractéristiques du livre pour pouvoir faire des comparaisons. C’est également une œuvre éditée sous licence Creative Commons By-Sa, une œuvre et un auteur-éditeur engagé contre les GAFAM.

Ma critique s’inscrit également sur une certaine vision de l’édition, qui cherche à s’autonomiser, qui prend soin de tous les acteurs de la filière du livre : de l’auteur au libraire. Elle s’inscrit aussi dans une volonté de faire de l’édition professionnelle, qui permette de faire vivre ceux qui y contribuent.

Tous les chiffres que je donne ci-dessous se basent sur les calculateurs en ligne. Ils sont avant tout des approximations qui ont pour but d’illustrer mon propos.

L’impression à la demande est trop chère

C’est le point le plus évident selon moi. Pour l’impression d’un exemplaire de WCHF sur Lulu, on est à 10.69 USD + frais de port. Le prix sont très très peu dégressifs : -5% pour 100, -10% pour 500, -15% pour 1000. Pour un achat hypothétique de 50 exemplaires, on est presque à 12 € par exemplaire, sur un prix de 18 €, ça fait 66% du prix. Une vente unique sur Lulu revient à 10.69 + 1.80 (part Lulu) = 12.50 + frais de port. Et tout ça pour une qualité de papier, d’impression et de finition très médiocre.

Selon mon expérience, on ne prend pas grand risque à faire imprimer une centaine d’exemplaires. Avec un peu d’engagement, on arrive tôt ou tard à les écouler. D’un point de vue « institutionnel » pour certains droits et accès à des aides, à moins de 200 exemplaires, le livre n’est pas considéré comme sérieusement édité et certaines fois, seuls les livres imprimés à 500 exemplaires sont pris en compte. Comparons donc les impressions via Lulu et via Coolibri (un imprimeur lowcost pris au hasard, il en existe plein et ils font généralement de la même qualité que Lulu ou Amazon)

50 exemplaires :

Lulu = 600 USD HT (frais de port compris)

Coolbri = 500 € TTC (frais de port compris)

100 exemplaires :

Lulu = 1116.64 USD HT (frais de port compris) = env. 1180 USD TTC (11.80 €/ex.)

Coolibri = 910 € TTC (frais de port compris) (9.10 €/ex.)

Remarque sur Coolibri, si on en prend 103, il y a un rabais qui les fait à 690 € TTC (6.90 €/ex.)

Sur le roman « L’autre soi », PVH éditions a payé 708.50 € TTC pour 200 exemplaires, format et qualité comparables chez un imprimeur en Bulgarie (frais de port compris).

500 exemplaires :

Lulu = 5118.59 USD HT (frais de port compris), ça fait environ 10.80 USD/ex. TTC

Coolibri = 3000 € TTC (frais de port compris), ce qui fait 6 €/ex.

Sur le roman « Mémoires spectrales », PVH éditions a payé 1630 € HT, qualité du papier supérieure, format Ludomire, un peu moins de pages chez un autre imprimeur en Bulgarie (frais de port compris), soit environ 3.40 €/ex.

Je pense que les prix parlent d’eux-mêmes. Lulu est systématiquement plus cher. Il est légèrement moins cher à l’unité mais même dans ce cas particulier, ça ne se joue à pas grand chose. Et si c’est juste pour prendre des livres à l’unité, autant faire comme Saïd et produire les livres soi-même.

Ces différences astronomiques de prix ne sont pas anecdotiques. Elles détruisent la marge sur la vente. Cette marge est celle qui manquera pour un libraire, pour l’auteur/éditeur ou pour votre propre logistique. Elle vous isole, réduit votre marge de décision et vous rend dépendant de ces plateformes pour la commercialisation de votre livre.

Ce n’est pas profitable à l’auteur

Les plateformes comme Lulu et Amazon mettent en avant ce que vous gagnez sur la vente de chaque livre. Pour WCHF, c’est autour de 33% (66% pour Lulu). WOW, ça fait beaucoup plus que les 8 ou 10% de droits d’auteur ! Non ?

Inversons le raisonnement. Dans le circuit classique, c’est schématiquement 30% pour les libraires, 20% pour la distribution-diffusion, 10% pour les droits d’auteur, 20% pour l’éditeur, 20% pour l’imprimeur dans l’exemple de « Mémoires spectrales ». Est-ce que Lulu fait vraiment tout le travail du libraire, du distributeur-diffuseur et de l’impression pour mériter ses près de 70% ?

Mais dans la situation d’une vente directe, hors librairie, est-ce normal qu’un auteur-éditeur chez Lulu ne touche qu’un tiers de la marge, alors que les éditeurs et auteurs classiques touchent eux-mêmes les marges des distributeurs-diffuseurs et librairies ?

Chez PVH éditions, nos auteurs bénéficient d’un rabais de 50% sur leurs livres (et dans certains cas, sur les autres livres de la collection), tout en continuant de toucher leurs droits de 8%. Pour un livre à 18 €, c’est 9 € TTC, moins que les 10.69 USD HT de Lulu. Ainsi, un auteur qui fait une vente directe touche 58% du prix du livre. De plus, nous acceptons le dépôt-vente chez nos auteurs : ils ne payent que ce qu’il vendent et n’ont donc aucun risque de stock. Clairement, un auteur ou une autrice proactif·ve auront difficilement de meilleures conditions pour vendre leurs livres.

À ma connaissance, les autres éditeurs offrent également des réductions à leur auteurs et autrices, généralement de 30 à 50%.

Pour un éditeur, c’est la marge en vente directe qui lui permet de payer les frais d’un stand à un salon ou pour avoir sa propre logistique de vente. La question de cette marge est essentielle pour la santé financière des acteurs actifs du livre : auteurs, éditeurs, diffuseurs, libraires

J’en profite pour parler de Sara Schneider qui a fait le choix d’imprimer ses livres par elle-même avec beaucoup de succès.

Toutes les ventes en ligne sont des ventes directes

Il faut arrêter de croire que des gens vont vous découvrir et vous acheter sur des sites comme Lulu ou Amazon. En réalité, personne ne se balade sur ces sites comme ils pourraient flâner en librairie à la recherche d’une pépite. De plus, ces plateformes renferment des millions de livres et leur algorithme ne mettront en avant que les best-sellers (et leurs propres publications pour Amazon). Ils mettent parfois en évidence des succes-stories qui cultivent l’illusion qu’ils vous sont utiles.

Ils essaient de faire croire que grâce à eux, le travail de diffusion et de libraire n’est plus utile. Mais c’est faux… Aucun livre ou aucun talent ne trouve son public par hasard, et encore moins par l’impartialité des algorithmes.

La vérité, c’est que 99.9 % des livres vendus en ligne sont une conséquence de l’activité de promotion de l’auteur-éditeur. Généralement, les lecteurs ont suivi un lien ou une recherche sur un moteur de recherche. Ils auraient aussi bien pu tomber sur Amazon, sur un financement participatif qu’une autre boutique en ligne qu’ils auraient acheté de toute manière.

L’autre vérité, c’est qu’une bonne part des ventes se fait hors ligne : en salon, de l’auteur à ses proches et, lorsque l’on a la chance d’y être, en librairie.

Remarque de la relectrice (ancienne libraire) : En plus du reste, l’impression à la demande a bien mauvaise réputation chez les libraires vu que la librairie est un type de commerce qui fonctionne sur un système de droit de retour. Une impression à la demande étant une commande ferme, non seulement les libraires n’en commandent jamais pour leur rayon, mais il arrive même que lors d’une commande spécifique ils fassent payer le client à l’avance pour être sûrs de ne pas se retrouver avec le livre sur les bras (quand ils ne dissuadent pas carrément le client de commander en faisant valoir la qualité médiocre des finitions et le prix élevé).

Après, on peut me dire que Lulu et Amazon, c’est bien pratique. Pas besoin de gérer un e-shop et la logistique, c’est simple et pratique. Je répondrai qu’il n’est pas très difficile de proposer à une librairie qui a son propre e-shop de vendre vos livres. Elle y aura tout intérêt et elle sera moins gourmande que les plateformes d’impression à la demande. Elle pourra également proposer vos livres dans sa librairie physique.

Avant d’être diffusé en Belgique, PVH éditions avait contracté un partenariat avec Alternalivre. Nous continuons à travailler avec eux et nous vous les recommandons.

La standardisation et l’infantilisation

Ce qui est cool dans l’édition, c’est que c’est un métier créatif à mille facettes. Au départ, on fait simple, comme on peut, puis on prend confiance et on essaie des trucs. Parfois ça marche, parfois ça marche pas. Mais dans tous les cas, on apprend plein de choses. Mais pour pouvoir apprendre et devenir créatif, il faut avoir une marge de manœuvre que l’impression à la demande n’offre pas. Sur les formats des livres, le choix du papier, les finitions, parfois même des éléments de mise en page, tout est standardisé, simplifié.

Couplé avec les marges financières ridicules, les auteurs-éditeurs s’habituent à ces standards et se rendent dépendants de ces plateformes. Ils ne développent pas leurs propres réseaux et infrastructures de vente. Une bonne partie des processus éditoriaux leur échappe et ils ignorent les économies ou les opportunités potentielles. Naturellement, ils apprennent les codes des plateformes, plutôt que d’inventer les leurs.

De mon expérience, c’est dans la création d’un réseau que l’on s’améliore. C’est en échangeant avec des imprimeurs et notre designer de livre que j’ai appris des techniques d’impression. C’est avec mes diffuseurs que j’ai appris le fonctionnement des librairies et de la segmentation du livre (et de s’en démarquer). Encore aujourd’hui, nous apprenons à faire mieux grâce à nos échanges avec de multiples partenaires mais tout ça ne serait pas possible sans l’indépendance qui nous rend agile et apte à l’adaptation.

Et il ne faut pas oublier que la dépendance logistique envers ces plateformes les renforce au détriment de votre propre logistique ou de celle de vos partenaires.

L’illusion écologique

Le dernier argument moisi concernant l’impression à la demande, c’est celle de l’écologie. « Si on imprime uniquement le nécessaire, il n’y a pas de gaspillage. Ni stock inutile, ni pilon. » La réalité, c’est que vous déléguez votre marge de manœuvre dans ce domaine à une société dont vous n’avez aucun contrôle et qui se fiche bien de votre sensibilité écologique.

Au prix du livre chez Lulu, il y a moyen de financer une réduction de votre impact écologique de manière plus efficace que l’impression à la demande, par exemple en choisissant du papier recyclé, en choisissant des formats moins gourmand en papier et/ou un imprimeur plus local.

De plus, la logistique « à l’unité » a bien plus d’impact carbone qu’une logistique globale. Se faire livrer 4 fois 50 livres consomme plus qu’une livraison unique de 200 livres.

L’enjeu de l’écologie du livre se trouve ailleurs et je ne pense pas qu’elle passera par des géants américains d’internet.

Décentraliser l’impression à la demande grâce aux licences libres

Même si je suis convaincu que seule l’impression à une certaine échelle permet de dégager des marges suffisantes pour faire vivre les vrais acteurs du livre : auteurs, éditeurs, diffuseurs et libraires, je crois que l’impression à l’unité permet de combler certains trous. Je pense notamment à rendre possible une distribution sur d’autres continents lointains, des lieux isolés ou continuer à rendre disponible une œuvre épuisée.

C’est aussi pour cette raison que PVH éditions a développé le format print@home. L’idée n’est pas de déléguer l’impression à un géant spécialisé mais de laisser le libre choix de l’impression au lecteur. Des fichiers d’impression sous licence libre permettent une nouvelle conception de l’impression à la demande, plus artisanale et bon marché peut-être, indépendante des plateformes hégémoniques. C’est du moins, ce que PVH éditions souhaite expérimenter dans ce domaine avec la collection Ludomire, sa licence Œuvre libérée et son format print@home.

L’illustration de cet article est la couverture du roman Working Class Heroic Fantasy de Simon « Gee » Giraudot, sous licence CC By-Sa.

PVH éditions aux JdLL et au Forum Forward

Plus d’articles depuis quelques semaines, c’est parce que nous travaillons intensément sur La Bookinerie et les prochaines sorties. Nos projets, et tout particulièrement notre décision de libérer la Collection Ludomire, interpellent. Ainsi prochainement, je prendrai la parole lors de deux événements importants pour expliquer notre démarche et détailler la vision de production artistique que nous souhaitons défendre.

D’ailleurs, à cette occasion, nous avons eu l’honneur d’être présentés dans un article du journal Le Temps le 25 février dernier (une version photo ici).

Je me réjouis beaucoup car j’y révélerai plus en profondeur nos projets, tout particulièrement au niveau de la vision économique d’une édition sous licence libre.

Ces deux événements seront également l’occasion de faire des rencontres et d’enrichir nos projets de nouveaux partenaires. Si vous y êtes, n’hésitez pas à m’aborder.

Quelques mots sur La Bookinerie

Depuis la libération de la Collection Ludomire, j’évoque parfois des projets qui y sont liés, notamment La Bookinerie. Il est encore trop tôt pour décrire ce projet dans les détails, mais il est temps que j’en révèle les contours.

Un projet soutenu par des financements publics en deux phases

Tout d’abord, La Bookinerie est un projet qui a été présenté et retenu par l’aide aux projets novateurs (NPR). Ainsi, nous bénéficions d’un important soutien financier de la Confédération suisse et de la République et Canton de Neuchâtel. Le projet est porté par un regroupement d’entreprises structuré par la société coopérative B2Bitcoin, dont PVH éditions et PVH Labs font partie.

Prévu sur 2023 et 2024, le projet NPR comprend deux volets : le développement d’un logiciel de financement participatif p2p (Boutique online peer-to-peer ou BOP) et un projet pilote utilisant ce logiciel (La Bookinerie).

Un logiciel libre basé sur des protocoles libres

Sans entrer dans le détail des choix techniques, le logiciel de la BOP sera une solution pour mettre en place un financement participatif auto-hébergé qui peut se passer de tout intermédiaire ou plateforme propriétaire. Il offrira une solution complète qui gérera une distribution décentralisée de produits numériques, leur monétisation, la communication avec le public et l’organisation de sa communauté.

Par défaut, il respectera la vie privée du public et proposera nativement des outils p2p. Bien entendu, nous proposerons des services ou fonctionnalités qui serviront de passerelle avec des outils non-libres comme le paiement par carte. Nous faciliterons l’accessibilité au plus grand nombre quitte à faire des concessions de centralisation, mais nous valoriserons l’utilisation souveraine et libre de nos outils.

Le p2p, contrairement aux idées reçues, simplifie beaucoup de processus et nous voulons profiter de ce choix pour éliminer un certain nombre de frictions techniques et d’onéreux ou indiscrets intermédiaires.

La Collection Ludomire comme cobaye

Ce nouveau logiciel, déjà en développement, sera présenté en primeur les 1er et 2 juillet 2023 lors du Festival p2p du Jura (Les Verrières, NE, Suisse). La collection Ludomire servira de cobaye et nous y présenterons une Bookinerie construite spécialement pour l’occasion. Ce sera l’occasion de tester en direct les premières fonctionnalités et bénéficier d’un retour des premiers utilisateurs.

Après cette sortie limitée au Festival, nous planifions de sortir une version alpha plus complète de manière publique en automne 2023. L’idée est d’avoir une plateforme fonctionnelle et durable de distribution et de financement dédiée à la Collection Ludomire sous licence CC BY-SA en format numérique : e-books, pdf et print@home.

Le développement de la BOP se poursuivra et les nouvelles fonctionnalités seront ajoutées à la Bookinerie de la Collection Ludomire au fur et à mesure. Peut-être que d’autres Bookineries seront lancées par PVH éditions, par exemple pour des romans augmentés.

Fin 2024, nous espérons publier une version bêta stable de la BOP.

Un modèle économique basé sur le financement participatif, le copyleft et un réseau de partage

Bien évidemment, le projet-pilote de La Bookinerie donnera un avant-goût des possibilités de la BOP. Mais notre réflexion est allée plus loin qu’une seule boutique ou campagne isolée. La construction du projet est le fruit d’une réflexion sur le financement et le développement de projets d’art libre. La Bookinerie ne prendra tout son sens que lorsqu’elle sera mise en réseau avec d’autres BOP.

Chaque boutique ou campagne auto-hébergée doit devenir un point d’entrée à un vaste catalogue d’œuvres sous licence libre. Les boutiques pourront se lier entre elles pour tisser un réseau culturel et des flux de micropaiements pourront s’établir pour répartir les recettes entre les différents acteurs du réseau : créateurs, producteurs, critiques ou médias.

Il y a encore beaucoup à dire sur notre vision qui s’incarnera dans La Bookinerie et nous le ferons dans de futurs articles.

Livre audio de La monnaie à pétales

Aujourd’hui, nous ne publions pas un article mais annonçons la sortie « surprise » d’une version audio de La monnaie à pétales sur la chaîne youtube de Memento Mori. Cette version est notre première collaboration que nous espérons fructueuse.

Le livre audio sortira par chapitres toutes les semaines sous licence libre CC BY-SA. Nous serions heureux de poursuivre ce genre de projets. En attendant, n’hésitez pas à laisser un pourboire à Memento Mori, son adresse est dans la description.

D’ailleurs, nous vous invitons à écouter le livre audio Le Horla, de Guy Maupassant qui est un chef d’œuvre et qui à titre personnel m’a passablement inspiré dans mes créations et dans ma vision du fantastique.

Réponse à une conférence de Ploum par son éditeur

La vidéo de la conférence de Ploum au Capitole du Libre est en ligne. Intitulée « Libérons la culture pour cultiver la liberté », il y annonçait pour la première fois la libération de la collection Ludomire (et donc de ses œuvres publiées chez nous). Je vous invite à la visionner (ou à la la lire) car elle est édifiante. Son visionnage m’a inspiré certaines réflexions.

Une réflexion au diapason

Tout d’abord, je vais relever mon accord de fond concernant la nécessité de libérer la culture pour sauver notre société aux prises avec les algorithmes et menacée par l’uniformisation. Je pense réellement que la propriété intellectuelle est une fraude et la principale aliénation des ressources communes. Il est évident que toute mesure visant à la limiter ou à l’interdire serait un progrès pour l’humanité. D’ailleurs, il n’y a pas besoin de l’interdire car, en réalité, il suffirait d’arrêter de la défendre pour qu’elle disparaisse d’elle-même.

Ainsi, pour moi, le choix d’une licence pour la collection Ludomire n’est qu’un décision contrainte dans le cadre légal dans lequel nous vivons. J’ai choisi la licence copyleft uniquement car elle se rapproche le plus du monde libéré de la propriété intellectuelle que j’appelle de mes vœux.

Peut-être, me demanderez-vous comment une maison d’édition sans propriété intellectuelle pourrait survivre. Et bien c’est un sujet que j’aimerais pouvoir développer à part, mais je peux vous donner les principaux ingrédients :

  • une bonne dose du lien social basé sur l’humain pour remplacer les algorithmes ;
  • une pincée de certification de l’origine intellectuelle (infalsifiable et publique) à la place des avocats/polices pour veiller au respect de la propriété intellectuelle ;
  • une bonne dose de mécénat au lieu de la rançon consumériste.

Défense du producteur de trombones

Ploum compare les entreprises à un système optimiseur de production de trombones. Il s’en prend également au marketing qui semble être la pire invention ou institution de l’humanité. Bien entendu, je partage complètement ces constats dans les exemples les plus choquants et les plus puissants d’aujourd’hui. Mais, il m’est difficile d’être aussi sévère car, dans le partage des tâches entre Ploum et PVH éditions, c’est nous qui avons les mains sales.

Tout d’abord, il est difficile de définir la frontière entre « marketing » et effort de présentation ou de promotion. Faire des communiqués formatés et soignés pour parler d’une œuvre procède avant tout d’une volonté d’efficacité. Rien que le travail graphique sur la collection Ludomire s’apparente au marketing, il a pour but de stimuler la vente, mais il participe aussi à la beauté finale d’œuvres artistiques comme Printeurs. En réalité, la communication est un métier difficile et subtil mais nécessaire. Il est essentiel même pour un petit atelier à trombones comme PVH éditions.

Car oui, PVH éditions doit faire de l’argent pour salarier ses employés, pour payer ses graphistes et illustrateurs, pour payer l’imprimeur, sans compter les autres partenaires indispensables comme le diffuseur, le distributeur et les librairies. Même si nos ambitions ne sont pas aussi démesurées que celles de Bezos ou Musk, nos contraintes sont aussi vieilles que l’humanité : la nécessité d’assurer les besoins de consommation primaire et de sécurité pour ceux qui travaillent pour nous. Et, cher Ploum, nous ne pouvons pas compter sur un revenu régulier d’une université pour y parvenir.

Cent patates ?

Comme Ploum l’a dit, les solutions pour le futur sont encore à inventer et elles proviendront probablement d’une culture libérée, de l’imagination de ses artistes sortant du cadre aliénant du copyright. Chez PVH éditions, nous voulons stimuler cette création en offrant l’opportunité d’être édité sous licence libre ou en proposant des concours de création. Mais je pense que les développements d’imaginaires libres par les artistes doivent s’accompagner d’expérimentations économiques concrètes par des entreprises comme PVH éditions pour qu’un meilleur futur puisse advenir. Et les uns et les autres doivent s’entretenir pour fleurir.

Ah, et sinon, la catastrophe du mildiou des patates, c’était en Irlande au XIXe siècle !

Le choix de la licence libre

En début d’année, nous avons annoncé la libération de la collection Ludomire. Nous allons parler à présent du choix de la licence qui m’a demandé beaucoup de réflexion. Il faut dire que cette décision implique beaucoup de choses pour un éditeur, bien plus qu’un blogueur qui partage son article.

Les spécificités et contraintes d’un éditeur

Bien que PVH éditions défende des valeurs, nous avons malgré tout des contraintes économiques et administratives qu’il faut satisfaire. Nous dirions donc que notre choix final est autant le fruit d’un certain pragmatisme que de notre volonté de développer la littérature libre.

L’une des principales spécificités d’un éditeur par rapport à l’auteur original, c’est qu’il n’est justement pas l’auteur. La paternité et le droit moral appartiennent à l’auteur. Cela signifie également que l’éditeur doit signer un contrat avec l’auteur. Dans notre cas, ça signifie que l’on doit expliquer et convaincre les auteurs de notre choix de licence.

De plus, au niveau commercial, le rôle d’éditeur ne se limite pas à produire des copies de l’œuvre et de les vendre. L’éditeur est également responsable de la promotion de l’œuvre et de son exploitation, une sorte d’agent artistique. Nous devons en quelque sorte «veiller aux intérêts de l’œuvre» pour qu’elle trouve son public et passe à la postérité. Cela touche aux droits secondaires : adaptation, traduction, suite, etc.

La licence Creative Commons BY

Les licences qui se rapprochent du domaine public (CC0 ou WTFPL) sont tout de suite à exclure car elles ne sont pas vraiment adaptées pour les lois suisses et françaises du droit d’auteur. La licence CC BY est donc la plus permissive que l’on puisse réellement choisir.

Mais, je ne pense pas qu’elle puisse être adaptée pour un éditeur d’œuvres artistiques. En laissant la possibilité d’une adaptation propriétaire, elle rend possible une utilisation parasite de l’œuvre libre du point de vue d’un éditeur. Quel intérêt aurait PVH éditions à promouvoir de telles œuvres dans un salon de la traduction ou de l’adaptation télévisuelle ? Un éditeur étranger pourrait se passer de notre concours et nous n’aurions même pas les retombées de renommée comme un auteur.

De mon point de vue, la licence CC BY est une licence bâtarde entre un développement sous contrôle, propriétaire et le développement organique libre et inappropriable que permet le copyleft. Je la trouve bien utile lorsqu’il s’agit de partager des pratiques ou des modèles (nous l’utilisons par exemple pour notre notice print@home). Mais elle me semble complètement inappropriée pour du contenu artistique pouvant faire l’objet d’une commercialisation et ayant nécessité un investissement important, humain et/ou financier.

Les Licences Art Libre et Creative Commons BY-SA

C’est donc tout naturellement et de manière très pragmatique que nous avons choisi une licence intégrant le copyleft. Tout d’abord, elle prévient l’utilisation parasite, car toute adaptation peut être récupérée par l’éditeur et l’auteur. De plus, la Licence Art Libre et CC BY-SA ont l’avantage d’imposer des règles standards dans l’exploitation de l’œuvre, ainsi il est très facile de savoir quelles sont les conditions de réutilisation des adaptations. Clairement, l’énorme avantage de ces licences, c’est que tous les contributeurs et les versions soient «à la même enseigne». D’ailleurs, c’est une excellente chose que ces deux licences aient fait un effort de compatibilité.

En réalité, je pense que ces licences copyleft permettent le maximum de collaboration de deux manières. Tout d’abord, tout un chacun peut s’approprier l’œuvre dans son coin sans demander à personne et en ayant toutes les garanties de pouvoir exploiter son travail d’adaptation. Mais d’autre part, le fait de ne pas pouvoir imposer un copyright sur une adaptation incite à collaborer avec les acteurs qui ont la légitimité publique de faire concurrence : l’éditeur et l’auteur originaux. Ainsi, je pense que c’est un excellent incitatif à une collaboration saine, d’autant plus que chacun est libre de refuser les conditions de l’autre si elles ne conviennent vraiment pas. Je pense que c’est vraiment ainsi que j’ai toujours aimé travailler et que j’envisage toutes les collaborations futures de PVH éditions.

Lorsque nous savions quel type de licence nous voulions, il nous fallait choisir entre la Licence Art Libre et CC BY-SA. Elles sont complètement compatibles, mais chacune d’elle a ses particularités :

La Licence Art Libre est historiquement la première et est nativement francophone, c’est des choses pour lesquelles je suis sensible. Elle s’inscrit dans la tradition «européenne continentale» du droit d’auteur. Sa formulation est agréable à la lecture, plus philosophique que juridique. Elle porte une vision de l’art qui se rapproche de celle que j’aimerais expérimenter avec PVH éditions.

Le CC BY-SA est plus formel et dans la tradition anglo-saxonne du copyright. Étant plus utilisé, son logo est reconnaissable et reconnu. Il a l’avantage d’avoir des licences sœurs modulables et concrètes. Ce sont ces licences : CC BY et CC BY-NC-SA que PVH éditions avait déjà utilisé par le passé.

Le choix final

Nous n’allons pas laisser durer le suspense plus longtemps (surtout que le logo illustre cet article). Nous ne voulions pas vraiment choisir entre les deux, d’autant plus qu’elles sont compatibles et interchangeables. Nous avons donc envisagé de les prendre les deux, mais ce n’était pas souhaitable : cela pourrait créer la confusion auprès de partenaires qui ne connaissent pas ou mal ces licences. Les premiers d’entre eux sont les auteurs qui doivent déjà signer un contrat d’édition et une licence complète dans les annexes. En ajouter une deuxième aurait été une complication inutile. Nous avons donc choisi la licence CC BY-SA pour sa structure plus formelle, pour son succès et ses sœurs que nous utiliserons certainement encore (notamment CC BY et CC0).

Mais c’est oublier que le texte de la licence est lui-même sous licence libre (CC BY). Nous nous sommes donc dit que nous allions simplement prendre cette liberté pour créer notre propre label Œuvre libérée qui n’est autre qu’un simple copier coller de la licence CC BY-SA. Il s’agit surtout d’une manière de mettre en lumière notre démarche éditoriale et d’avoir une bonne excuse pour mettre côte à côte les deux licences CC BY-SA et Licence Art Libre sur un pied d’égalité. C’était également l’occasion de mettre en évidence la compatibilité entre les deux licences, si semblables et si complémentaires. Administrativement, pour simplifier nos démarches, Œuvre libérée et Licence Art Libre ne seront pas évoquées dans les contrats et dans les partenariats, nous utiliserons seulement le CC BY-SA. Le principe cardinal est : « Laissons s’exprimer la richesse de l’art libre, et cantonnons le pragmatisme à la paperasse ! »

Annonce – La libération de la collection Ludomire

Cela fait déjà quelques temps que nous l’évoquons autour de nous, mais en ce début 2023, nous l’annonçons officiellement :

PVH éditions va libérer sa collection-phare Ludomire. Elle comporte déjà 16 ouvrages et devrait s’enrichir de 12 nouveautés en 2023 et 2024.

Qu’est-ce que cela signifie ?

En 2023, PVH éditions va sortir une version numérique de tous les romans de la collection Ludomire (sous réserve de l’acceptation des auteurs) sous une licence libre, CC BY-SA. Cette version sera déclinée en print@home pour faciliter l’impression en papier.

Nous espérons que cela favorisera la diffusion des œuvres et leur appropriation par le public.

Pourquoi cette décision ?

Cela fait deux ans que notre intérêt pour la culture du libre est inscrit dans notre ligne éditoriale. C’est donc quelque chose qui nous trotte dans la tête depuis déjà longtemps. Nous avons déjà utilisé une licence ouverte (CC BY-NC-SA) pour les fichiers print@home et nous avons intégré des licences libres dans certains contrats d’auteur pour des situations bien précises. De plus, nous comptons parmi nos auteurs de la collection Ludomire, des auteurs qui publient déjà parfois sous licence libre : Ploum, Aquilegia Nox et Thierry Crouzet. On peut dire que nous étions déjà sur la bonne voie.

Jusqu’à présent, nous avions deux difficultés pour sauter le pas du libre : la crainte de devoir justifier un tel choix auprès de partenaires indispensables comme les diffuseurs et la nécessité économique d’avoir un catalogue permettant d’assurer la pérennité financière de notre petite maison. Pour la seconde, il faut la comprendre ainsi : nous avions d’autres priorités plus vitales à gérer avant d’expérimenter l’édition sous licence libre.

En 2022, grâce à un travail de fond, nous sommes parvenus à finaliser un catalogue qui a su séduire le diffuseur pour la France et la Belgique qu’il nous manquait. Depuis novembre 2022, une partie de nos livres sont dans toutes les librairies, notamment la collection Ludomire. Au même moment, un de nos projets mêlant logiciels libres p2p et édition a obtenu des financements publics importants du Canton de Neuchâtel et de la Confédération suisse. Notre décision de libération de la collection Ludomire s’accorde particulièrement bien avec ce projet mêlant technologie et littérature. Ce projet, la Bookinerie, nous offre une opportunité unique pour explorer l’édition libre en profondeur avec un relatif confort.

Pourquoi ne pas le faire tout de suite ?

Cette annonce peut sembler anodine, mais elle ne l’est pas du tout. Historiquement, le copyright a été spécialement inventé pour protéger l’éditeur d’une exploitation commerciale concurrente des œuvres qu’il édite. Les droits secondaires (adaptations, traductions, interprétations, …) sont également une source financière qui participent au modèle économique des éditeurs. Même si cela ne représente pas un risque inconsidéré pour PVH éditions, il ne faut jamais oublier que l’éditeur dépend d’autres acteurs pour ses activités : des auteurs, des diffuseurs (livres, e-books, livres audio), des graphistes, des illustrateurs, etc. Notre décision n’implique donc pas que nous.

Nous prendrons donc le temps de faire les choses correctement. Nous identifions trois défis liés à la libération de la collection Ludomire.

Un défi éditorial

Tout d’abord, cette décision va modifier certains de nos processus et modèles. Nous devons modifier les contrats des auteurs et pour toutes les autres contributions créatives, comme les illustrations et le graphisme. Nous devrons également imaginer et produire des fichiers qui prennent en compte les contraintes ou les limites de notre licence libre.

Ensuite, nous aimerions également profiter de l’occasion pour enrichir la collection Ludomire d’œuvres en lien avec son évolution. Nous lancerons donc un concours littéraire, le règlement et les détails seront publiés la semaine prochaine.

Un défi pédagogique

La première chose qu’il va nous falloir faire, c’est d’expliquer à nos auteurs ce que signifie cette libération. Il y en a qui se sont montrés inquiets et nous avons promis de prendre le temps de bien leur expliquer l’implication de la licence libre. Nous espérons que tous accepterons de signer le nouveau contrat qui intègre une édition sous licence libre. Nous souhaitons également bien informer en amont tous les auteurs qui veulent nous soumettre leur manuscrit sur notre choix éditorial.

Nous devrons également informer nos partenaires. Il y aura également du travail lorsqu’il s’agira de trouver des partenaires pour des adaptations ou des traductions. L’objectif n’est pas uniquement de rester isolé dans nos démarches, mais de sensibiliser à notre échelle d’autres acteurs du livre.

Nous voyons également dans cette libération une fantastique occasion de faire parler d’Art libre dans les événements littéraires et dans les médias. Nous espérons que nous susciterons la curiosité pour cette manière de concevoir le partage culturel auprès du public et des auteurs.

Nous pensons qu’il y a également un véritable travail pédagogique à faire auprès des libristes eux-mêmes. Au fil de divers échanges en ligne, j’y ai lu beaucoup d’incompréhension concernant le rôle de l’éditeur. Qu’apportons-nous à l’œuvre ? Quelles sont les charges financières qui justifient des droits d’auteur aussi faibles ? Nous nous efforcerons d’écrire régulièrement sur ce blog pour expliquer au mieux notre rôle. Nous essaierons d’être le plus transparent possible et j’espère convaincre les plus sceptiques que nous ne sommes pas juste des parasites qui vivent aux crochets des auteurs.

Un défi financier

Bien entendu, nous ne souhaitons pas que cette libération soit un simple feu de paille. Pour cela, nous souhaitons trouver une manière de valoriser financièrement notre collection sous licence libre. Financer le travail éditorial qui pérennise la collection Ludomire est le meilleur moyen de poursuivre l’expérience. Un succès ou un échec financier influera également sur l’impact de notre décision auprès d’autres acteurs du livre et du public.

Il y a ici le plus grand et délicat chantier lié à cette libération. Par chance, nous pouvons compter sur une bonne situation, un catalogue solide et des soutiens technique et financier dans notre tâche.

Voilà, nous vous avons décrit les grandes lignes de notre projet de libération d’une collection et nous nous efforcerons d’entrer plus dans les détails dans de futurs billets de blog.