Réflexions sur l’impression à la demande et l’édition libre

Suite à un post Mastodon de Gee sur les frais de port de Lulu et après la découverte de son fil épinglé sur son profil concernant sa décision de mettre ses livres sur Amazon, je me suis beaucoup interrogé. Ca va faire 8 ans que je suis éditeur et avant cela, je bénéficiais d’une certaine expérience en micro-édition dans le jeu de rôle. Je me suis dit que je pourrais expliquer mon point de vue concernant le modèle « impression à la demande ». Je pense que c’est une arnaque qui n’est ni viable, ni favorable à aucun acteur du livre. Je m’explique.

Ma vision des choses

Tout d’abord, cet article n’a pas pour but de remettre en question les choix éditoriaux de nombreux auteurs ou éditeurs indépendants qui optent pour les plateformes d’impression à la demande. Chacun fait les choix selon ses moyens et ses objectifs. Il faut plutôt considérer cet article comme une participation à la réflexion générale sur l’édition libre. Il en dit plus sur moi que sur les autres.

Je vais prendre pour exemple le roman Working Class Heroic Fantasy de Gee (WCHF) parce qu’il ressemble beaucoup aux ouvrages de PVH éditions. Je suis en train de le lire (même si je n’en ai pas encore terminé la lecture, je vous le recommande chaudement. J’aimerais bien recevoir des manuscrits qui allient qualité d’écriture et originalité.) et j’ai toutes les caractéristiques du livre pour pouvoir faire des comparaisons. C’est également une œuvre éditée sous licence Creative Commons By-Sa, une œuvre et un auteur-éditeur engagé contre les GAFAM.

Ma critique s’inscrit également sur une certaine vision de l’édition, qui cherche à s’autonomiser, qui prend soin de tous les acteurs de la filière du livre : de l’auteur au libraire. Elle s’inscrit aussi dans une volonté de faire de l’édition professionnelle, qui permette de faire vivre ceux qui y contribuent.

Tous les chiffres que je donne ci-dessous se basent sur les calculateurs en ligne. Ils sont avant tout des approximations qui ont pour but d’illustrer mon propos.

L’impression à la demande est trop chère

C’est le point le plus évident selon moi. Pour l’impression d’un exemplaire de WCHF sur Lulu, on est à 10.69 USD + frais de port. Le prix sont très très peu dégressifs : -5% pour 100, -10% pour 500, -15% pour 1000. Pour un achat hypothétique de 50 exemplaires, on est presque à 12 € par exemplaire, sur un prix de 18 €, ça fait 66% du prix. Une vente unique sur Lulu revient à 10.69 + 1.80 (part Lulu) = 12.50 + frais de port. Et tout ça pour une qualité de papier, d’impression et de finition très médiocre.

Selon mon expérience, on ne prend pas grand risque à faire imprimer une centaine d’exemplaires. Avec un peu d’engagement, on arrive tôt ou tard à les écouler. D’un point de vue « institutionnel » pour certains droits et accès à des aides, à moins de 200 exemplaires, le livre n’est pas considéré comme sérieusement édité et certaines fois, seuls les livres imprimés à 500 exemplaires sont pris en compte. Comparons donc les impressions via Lulu et via Coolibri (un imprimeur lowcost pris au hasard, il en existe plein et ils font généralement de la même qualité que Lulu ou Amazon)

50 exemplaires :

Lulu = 600 USD HT (frais de port compris)

Coolbri = 500 € TTC (frais de port compris)

100 exemplaires :

Lulu = 1116.64 USD HT (frais de port compris) = env. 1180 USD TTC (11.80 €/ex.)

Coolibri = 910 € TTC (frais de port compris) (9.10 €/ex.)

Remarque sur Coolibri, si on en prend 103, il y a un rabais qui les fait à 690 € TTC (6.90 €/ex.)

Sur le roman « L’autre soi », PVH éditions a payé 708.50 € TTC pour 200 exemplaires, format et qualité comparables chez un imprimeur en Bulgarie (frais de port compris).

500 exemplaires :

Lulu = 5118.59 USD HT (frais de port compris), ça fait environ 10.80 USD/ex. TTC

Coolibri = 3000 € TTC (frais de port compris), ce qui fait 6 €/ex.

Sur le roman « Mémoires spectrales », PVH éditions a payé 1630 € HT, qualité du papier supérieure, format Ludomire, un peu moins de pages chez un autre imprimeur en Bulgarie (frais de port compris), soit environ 3.40 €/ex.

Je pense que les prix parlent d’eux-mêmes. Lulu est systématiquement plus cher. Il est légèrement moins cher à l’unité mais même dans ce cas particulier, ça ne se joue à pas grand chose. Et si c’est juste pour prendre des livres à l’unité, autant faire comme Saïd et produire les livres soi-même.

Ces différences astronomiques de prix ne sont pas anecdotiques. Elles détruisent la marge sur la vente. Cette marge est celle qui manquera pour un libraire, pour l’auteur/éditeur ou pour votre propre logistique. Elle vous isole, réduit votre marge de décision et vous rend dépendant de ces plateformes pour la commercialisation de votre livre.

Ce n’est pas profitable à l’auteur

Les plateformes comme Lulu et Amazon mettent en avant ce que vous gagnez sur la vente de chaque livre. Pour WCHF, c’est autour de 33% (66% pour Lulu). WOW, ça fait beaucoup plus que les 8 ou 10% de droits d’auteur ! Non ?

Inversons le raisonnement. Dans le circuit classique, c’est schématiquement 30% pour les libraires, 20% pour la distribution-diffusion, 10% pour les droits d’auteur, 20% pour l’éditeur, 20% pour l’imprimeur dans l’exemple de « Mémoires spectrales ». Est-ce que Lulu fait vraiment tout le travail du libraire, du distributeur-diffuseur et de l’impression pour mériter ses près de 70% ?

Mais dans la situation d’une vente directe, hors librairie, est-ce normal qu’un auteur-éditeur chez Lulu ne touche qu’un tiers de la marge, alors que les éditeurs et auteurs classiques touchent eux-mêmes les marges des distributeurs-diffuseurs et librairies ?

Chez PVH éditions, nos auteurs bénéficient d’un rabais de 50% sur leurs livres (et dans certains cas, sur les autres livres de la collection), tout en continuant de toucher leurs droits de 8%. Pour un livre à 18 €, c’est 9 € TTC, moins que les 10.69 USD HT de Lulu. Ainsi, un auteur qui fait une vente directe touche 58% du prix du livre. De plus, nous acceptons le dépôt-vente chez nos auteurs : ils ne payent que ce qu’il vendent et n’ont donc aucun risque de stock. Clairement, un auteur ou une autrice proactif·ve auront difficilement de meilleures conditions pour vendre leurs livres.

À ma connaissance, les autres éditeurs offrent également des réductions à leur auteurs et autrices, généralement de 30 à 50%.

Pour un éditeur, c’est la marge en vente directe qui lui permet de payer les frais d’un stand à un salon ou pour avoir sa propre logistique de vente. La question de cette marge est essentielle pour la santé financière des acteurs actifs du livre : auteurs, éditeurs, diffuseurs, libraires

J’en profite pour parler de Sara Schneider qui a fait le choix d’imprimer ses livres par elle-même avec beaucoup de succès.

Toutes les ventes en ligne sont des ventes directes

Il faut arrêter de croire que des gens vont vous découvrir et vous acheter sur des sites comme Lulu ou Amazon. En réalité, personne ne se balade sur ces sites comme ils pourraient flâner en librairie à la recherche d’une pépite. De plus, ces plateformes renferment des millions de livres et leur algorithme ne mettront en avant que les best-sellers (et leurs propres publications pour Amazon). Ils mettent parfois en évidence des succes-stories qui cultivent l’illusion qu’ils vous sont utiles.

Ils essaient de faire croire que grâce à eux, le travail de diffusion et de libraire n’est plus utile. Mais c’est faux… Aucun livre ou aucun talent ne trouve son public par hasard, et encore moins par l’impartialité des algorithmes.

La vérité, c’est que 99.9 % des livres vendus en ligne sont une conséquence de l’activité de promotion de l’auteur-éditeur. Généralement, les lecteurs ont suivi un lien ou une recherche sur un moteur de recherche. Ils auraient aussi bien pu tomber sur Amazon, sur un financement participatif qu’une autre boutique en ligne qu’ils auraient acheté de toute manière.

L’autre vérité, c’est qu’une bonne part des ventes se fait hors ligne : en salon, de l’auteur à ses proches et, lorsque l’on a la chance d’y être, en librairie.

Remarque de la relectrice (ancienne libraire) : En plus du reste, l’impression à la demande a bien mauvaise réputation chez les libraires vu que la librairie est un type de commerce qui fonctionne sur un système de droit de retour. Une impression à la demande étant une commande ferme, non seulement les libraires n’en commandent jamais pour leur rayon, mais il arrive même que lors d’une commande spécifique ils fassent payer le client à l’avance pour être sûrs de ne pas se retrouver avec le livre sur les bras (quand ils ne dissuadent pas carrément le client de commander en faisant valoir la qualité médiocre des finitions et le prix élevé).

Après, on peut me dire que Lulu et Amazon, c’est bien pratique. Pas besoin de gérer un e-shop et la logistique, c’est simple et pratique. Je répondrai qu’il n’est pas très difficile de proposer à une librairie qui a son propre e-shop de vendre vos livres. Elle y aura tout intérêt et elle sera moins gourmande que les plateformes d’impression à la demande. Elle pourra également proposer vos livres dans sa librairie physique.

Avant d’être diffusé en Belgique, PVH éditions avait contracté un partenariat avec Alternalivre. Nous continuons à travailler avec eux et nous vous les recommandons.

La standardisation et l’infantilisation

Ce qui est cool dans l’édition, c’est que c’est un métier créatif à mille facettes. Au départ, on fait simple, comme on peut, puis on prend confiance et on essaie des trucs. Parfois ça marche, parfois ça marche pas. Mais dans tous les cas, on apprend plein de choses. Mais pour pouvoir apprendre et devenir créatif, il faut avoir une marge de manœuvre que l’impression à la demande n’offre pas. Sur les formats des livres, le choix du papier, les finitions, parfois même des éléments de mise en page, tout est standardisé, simplifié.

Couplé avec les marges financières ridicules, les auteurs-éditeurs s’habituent à ces standards et se rendent dépendants de ces plateformes. Ils ne développent pas leurs propres réseaux et infrastructures de vente. Une bonne partie des processus éditoriaux leur échappe et ils ignorent les économies ou les opportunités potentielles. Naturellement, ils apprennent les codes des plateformes, plutôt que d’inventer les leurs.

De mon expérience, c’est dans la création d’un réseau que l’on s’améliore. C’est en échangeant avec des imprimeurs et notre designer de livre que j’ai appris des techniques d’impression. C’est avec mes diffuseurs que j’ai appris le fonctionnement des librairies et de la segmentation du livre (et de s’en démarquer). Encore aujourd’hui, nous apprenons à faire mieux grâce à nos échanges avec de multiples partenaires mais tout ça ne serait pas possible sans l’indépendance qui nous rend agile et apte à l’adaptation.

Et il ne faut pas oublier que la dépendance logistique envers ces plateformes les renforce au détriment de votre propre logistique ou de celle de vos partenaires.

L’illusion écologique

Le dernier argument moisi concernant l’impression à la demande, c’est celle de l’écologie. « Si on imprime uniquement le nécessaire, il n’y a pas de gaspillage. Ni stock inutile, ni pilon. » La réalité, c’est que vous déléguez votre marge de manœuvre dans ce domaine à une société dont vous n’avez aucun contrôle et qui se fiche bien de votre sensibilité écologique.

Au prix du livre chez Lulu, il y a moyen de financer une réduction de votre impact écologique de manière plus efficace que l’impression à la demande, par exemple en choisissant du papier recyclé, en choisissant des formats moins gourmand en papier et/ou un imprimeur plus local.

De plus, la logistique « à l’unité » a bien plus d’impact carbone qu’une logistique globale. Se faire livrer 4 fois 50 livres consomme plus qu’une livraison unique de 200 livres.

L’enjeu de l’écologie du livre se trouve ailleurs et je ne pense pas qu’elle passera par des géants américains d’internet.

Décentraliser l’impression à la demande grâce aux licences libres

Même si je suis convaincu que seule l’impression à une certaine échelle permet de dégager des marges suffisantes pour faire vivre les vrais acteurs du livre : auteurs, éditeurs, diffuseurs et libraires, je crois que l’impression à l’unité permet de combler certains trous. Je pense notamment à rendre possible une distribution sur d’autres continents lointains, des lieux isolés ou continuer à rendre disponible une œuvre épuisée.

C’est aussi pour cette raison que PVH éditions a développé le format print@home. L’idée n’est pas de déléguer l’impression à un géant spécialisé mais de laisser le libre choix de l’impression au lecteur. Des fichiers d’impression sous licence libre permettent une nouvelle conception de l’impression à la demande, plus artisanale et bon marché peut-être, indépendante des plateformes hégémoniques. C’est du moins, ce que PVH éditions souhaite expérimenter dans ce domaine avec la collection Ludomire, sa licence Œuvre libérée et son format print@home.

L’illustration de cet article est la couverture du roman Working Class Heroic Fantasy de Simon « Gee » Giraudot, sous licence CC By-Sa.

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